Quelle relation pour quelle négociation ? Frédéric Bonneton

Bonjour à tous, je m’appelle Julien Pelabere et je suis négociateur professionnel. Mon métier, c’est de former, d’accompagner et d’assister des entreprises et organisations à la conduite de leurs négociations les plus sensibles et les plus complexes. Bienvenue dans Pourparler, le podcast de la négociation. Notre ambition est simple : vous donner les clés de compréhension pour mieux négocier, mieux négocier pour s’autoriser un meilleur futur professionnel et personnel. Aujourd’hui, j’ai la chance d’accueillir Frédéric Bonneton. Bonjour Frédéric.

Bonjour Julien. Bonjour tout le monde.

Comment vas-tu ?

Excellemment, je te remercie.

C’est un très bon point parce que je pense que l’état d’esprit impacte le podcast et impacte la négociation aussi.

C’est clair ! Il y a de belles études d’ailleurs qui montrent que si tu arrives avec un état d’esprit négatif en négociation, les résultats sont à la hauteur de ton état d’esprit.

Clairement. Est-ce que tu peux te présenter Frédéric pour ceux qui ne te connaissent pas encore s’il te plait ?

 Avec plaisir. J’ai cocréé un groupe de conseil il y a un peu plus de 25 ans qui est assez spécifique dans son approche, puisque que tu sais que souvent quand on parle de conseil, on a des conseils qui travaillent sur la gestion, c’est-à-dire qui veulent améliorer la bottom line du compte de résultat et nous, on s’est toujours positionnés sur la top line, c’est-à-dire comment développer le chiffre d’affaires, comment motiver les équipes, comment défendre la valeur, donc ça a été vraiment notre marqueur avec différents types d’activité : le conseil en stratégie de rémunération, le conseil en sales excellence, la négociation bien sûr et tout ce qui va être leadership autour de concepts comme le leadership authentique, déclinés dans tous les secteurs d’activité. Voilà pour être rapide, on pourra approfondir par la suite.

Avec plaisir et déjà rien que sur cette introduction, j’ai des questions que je n’avais pas du tout prévues. Tu as parlé de motivation et je sais que tu as la motivation des équipes, en termes de rémunération également, j’aimerais aussi te poser des questions sur la motivation en négociation : comment motiver quelqu’un ? Est-ce qu’on doit aller chercher une motivation intrinsèque, extrinsèque ? Si tu peux aussi nous expliquer les différences sur ces concepts. L’idée, c’était d’attaquer sur l’angle : quelles relations en négociation ? Et tu as assez bien dit en introduction que ça impactait la négociation, mais, comment ? Comment cette relation impacte la négo, parce que pour le commun des mortels, si j’ai un problème, je m’atèle à le solutionner, qu’importe la relation d’une certaine manière ?  

Tu as raison. C’est vrai que l’on a tendance à penser que notre cerveau cortical, que la logique et la rationalité, vont être le préambule à une bonne négociation et surtout à une bonne résolution, que ce soit un conflit ou peu importe. Ça, c’est notre formation, j’allais dire, assez cartésienne. En réalité, quand tu discutes, et tu le sais bien puisque tu es un négociateur professionnel, les trois dimensions que l’on retrouve dans une négociation sont le contenu de la négociation, ce qui va être de l’intérêt, de mon intérêt et de l’intérêt de l’autre, la matière même de la négociation, c’est le premier élément, le deuxième, c’est le processus de la négociation, la manière dont je l’amène, le savoir-faire, ce dont on parle dans les formations, et le troisième, ce sont les relations et les interactions. Quand tu prends ces trois éléments, le contenu même de la négociation, là où on va mettre de la rationalité, de l’intérêt, de la logique, etc., c’est 10% de la réussite d’une négo, le processus, la méthode, le savoir-faire, c’est 40% et en réalité, la relation, la qualité de l’interaction, c’est 50%, et on le voit dans n’importe quel type de négociation, que ce soit familial, business, entre États. Si tu as deux chefs d’État qui ne peuvent pas s’encadrer, tu n’as pas de négociation, enfin la négociation va être complexe.

Si je comprends, tu dis qu’il y a trois dimensions. Effectivement, le problème qu’on vient solutionner, le processus, les personnes, mais paradoxalement, même si on était en capacité de résoudre le problème, si la relation est mauvaise, on risque d’aller sur l’échec, c’est ça ?

Une relation mauvaise, c’est une quasi-garantie d’aller sur l’échec, sauf si tu es dans une négociation obligatoire – après ça dépend de ce qu’on appelle échec, on pourra en reparler – en tous les cas, sur une négociation qui n’aboutira pas. On n’a pas envie. Tu parlais de motivation tout à l’heure, si je n’ai pas envie de faire plaisir à l’autre, je n’ai surtout pas envie de faire des concessions et forcément, la négo est compliquée, ou alors c’est une négociation de force, où tu es en position de force et tu vas écraser l’autre. Si tu veux aller un peu plus loin d’ailleurs, la véritable relation qui fait le succès d’une négociation, quel que soit le résultat, c’est la relation de confiance. C’est-à-dire que l’interaction doit aboutir à une relation de confiance. D’une manière générale, c’est au cœur de toutes les réussites. Il ne se passe rien s’il y a de la défiance. Si tu penses que l’autre derrière toi va t’avoir, si tu penses que la relation n’est pas authentique, si tu penses que tu ne peux pas lui faire confiance, c’est très compliqué. Alors en négo, on a des méthodes pour combler ça, ce qu’on appelle les trust bridges. On peut signer des contrats, des assurances, des garanties si on ne fait pas confiance à l’autre, mais c’est quand même dommage parce que ça coûte cher, le contrôle coûte cher, et si on a une bonne relation, on a une négociation qui est beaucoup plus fluide évidemment.

Totalement. Si je comprends ce que tu dis, la confiance, c’est un levier dans la négociation et d’une certaine manière on a les trust bridges, alors le contrat est un bon exemple, il vient encadrer la négociation. Ce qui m’intéresse, c’est avant qu’il y ait cet accord, avant qu’il soit contractualisé. Ce que je comprends, c’est que la bonne relation va impacter positivement la négociation. Alors comment ? Toi, dans ton travail, comment tu vas créer les conditions de cette bonne relation, de cette meilleure relation ? Et puis après, on parlera peut-être de confiance, parce que c’est un mot qui est fort. Généralement, c’est quelque chose qui est plutôt bien admis par les gens, il faut faire confiance, c’est séduisant intellectuellement, mais dans la vraie vie, on se rend compte que c’est un peu plus compliqué que ça.

Oui, c’est vrai. Peut-être que je pourrais rebondir d’abord sur ces notions de relation et de confiance, et lier les deux, je pense que c’est essentiel. Je vais prendre 2 exemples pour être parfaitement clair. Je vais prendre une négociation commerciale et un exemple de négociation sociale, comme ça on aura deux enjeux un peu différents. En négociation commerciale, tu peux discuter avec ton prospect, tu peux lui faire une proposition et il va faire ce que l’on appelle une objection, peu importe l’objection : est-ce que vous avez déjà fait ça chez d’autres clients ? Dans mon secteur d’activité ? Parce que ça me rassure, etc. Tu vas dire oui et après il va vous dire : mais est-ce que c’est exactement la même chose ? Il va te faire objection sur objection. Ça peut durer des heures et on forme les commerciaux à traiter l’objection, mais en réalité, le vrai sujet, c’est que si tu regardes ce prospect dans les yeux et que tu lui dis : bon, attendez, on a regardé ensemble, c’est effectivement le produit qui correspond à votre enjeu, on a négocié les prix, les volumes, etc., tout ça, on est d’accord. Maintenant, si j’étais votre frère, votre expert-comptable, votre ami de 30 ans, est-ce que vous signeriez ? Là, dans 90% des cas, il te dit oui, sous-entendu : en fait, on est d’accord sur tout dans la négo, mais dans notre relation, je ne te fais pas confiance, je ne te connais pas, donc je ne vais pas signer. C’est extrêmement important de comprendre ça. Je peux être d’accord sur tout, mais si la confiance dans la relation ne s’est pas créée, je ne vais pas le faire.

Ce que tu me dis, c’est que tout peut être rationnellement admis, si je n’ai pas cette émotion de vouloir y aller, même si je sais tu m’as montré que A+B = C, je n’irais pas, c’est ça ?

Absolument. C’est même pire que ça, tu as des phénomènes de réactance qui sont tout à fait intéressants. C’est-à-dire qu’en réalité, tu as A+B+C qui te montre que tu vas gagner beaucoup et pourtant tu n’y vas pas, pourquoi ? Parce que le négociateur en face de toi, il te pousse, il te pousse, il te pousse, il faut y aller et il te pousse tellement qu’il t’enlève ta liberté de négociateur, la plus importante, qui est ta liberté de choix, et quand tu as l’impression que tu n’as plus le choix, tu préfères dire « non » pour préserver ta liberté de choix plutôt que de dire « oui », donc c’est quand même un sujet important. La rationalité n’a rien à voir dans la décision, enfin peu.

C’est vraiment passionnant ça. Il y a un Français qui a extrêmement bien écrit dessus, qui s’appelle Nicolas Guéguen, en 2003, sur la psychologie de la soumission librement consentie et cette évocation de la liberté. Ce que tu dis, ça fait vraiment écho. Pour avoir accompagné pas mal de commerciaux, tu parlais de réactance, quand ils ont trop confiance en eux, ils vont générer les conditions d’une objection par réactance effectivement, plus tu imposes et plus l’autre va vouloir s’opposer, personne n’aime se faire closer et à l’inverse, s’ils n’ont assez confiance en eux, ils vont créer les conditions d’avoir plus d’objections parce qu’ils vont transpirer une forme de défaite d’une certaine manière. Ils vont générer les conditions de cette absence de confiance ou de méfiance, je ne sais pas dire, mais, ce qui est compliqué c’est peut-être de trouver cet équilibre dans la relation à l’autre.  

Je pense que tu ne peux pas avoir trop confiance, après, tu peux être pushy, ce n’est pas forcément qu’une question de confiance. C’est un peu comme l’égo et l’estime de soi. Quand tu as beaucoup d’estime de toi, tu ne te mets pas en avant, tu n’as pas besoin puisque tu as de l’estime pour toi. Si tu as confiance en toi, tu ne vas pas pousser, alors que si tu as une estime de toi fragile, ton égo va vouloir la protéger et tu vas tout le temps pousser ton égo en avant. C’est pareil pour un commercial. S’il n’a pas confiance, il risque d’être trop pushy. Je ferais un peu cette nuance, il n’a pas d’excès de confiance parce que justement ça te permet d’être assez calme et pas pushy, tu sais ce que tu vends.

Ce qui pourrait s’apparenter à de l’excès de confiance ne l’est pas en fait.

 Exactement.

C’est quelque chose pour pallier ce manque de confiance que l’on pourrait avoir.

Souvent. C’est : comme je ne suis pas sûr, je vais faire faire semblant d’être sûr en fait.

Comment créer les conditions dans ce cas-là ? Avant d’aborder ma question, tu allais donner un exemple plutôt social.  

Oui, j’ai vu des négos sociales absolument fascinantes où l’entreprise propose par exemple, en plus du package de rémunération, la mise en place d’un accord d’intéressement. C’est du plus, et les partenaires sociaux ne signent pas l’accord, ils refusent : nous, on n’en veut pas. Tu te dis : tu ne peux pas dire rationnellement que ça n’a pas de sens. On te propose de gagner un mois de salaire en plus et tu dis : non, je n’en veux pas. Et quand tu creuses, quelque part, tu te rends compte que l’origine du non, l’origine du refus, c’est : non, on ne lui fait pas confiance et on sait qu’à partir du moment où on aura mis en place l’accord d’intéressement, le dirigeant va en profiter pour dire : non, mais cette année, je n’augmente pas les salaires, vous avez un accord d’intéressement. Donc je lui fais un procès d’intention et je suis sûr que s’il nous donne quelque chose alors qu’il n’est pas obligé, c’est qu’il a un agenda caché et ça, c’est uniquement un problème de confiance.

C’est génial. Est-ce que ça s’apparenterait à cette notion de principe de résistance que l’on retrouve en négociation ? Ce qui est trop simple à obtenir pour le cerveau ne lui donne pas de valeur et vu que ça a été trop simple, on se dit qu’il y a un loup dans la bergerie ? 

Alors, ça peut être ça. Des fois, c’est ça, mais c’est ça quand c’est une maladresse du négociateur, c’est-à-dire quand le dirigeant arrive et qu’il dit : vous savez, je ne suis pas obligé de le faire, je le fais pour vous. Alors là, les gars disent : il y a un piège. Alors que dans le cas que j’évoquais, c’est vraiment un problème de confiance. Tu as raison, ce cas arrive aussi, mais c’est plus un cas de maladresse qu’un cas de confiance, c’est-à-dire que la mariée est trop belle, j’ai des warnings qui s’allument partout et j’ai de la méfiance en me disant : ce n’est pas possible, je n’y crois pas, il sort de son contexte, un dirigeant ne donne rien ou un DRH ne donne rien, quand il donne, c’est qu’il va nous réclamer quelque chose. Les deux peuvent exister, mais tu vois que c’est vraiment un problème de relation finalement. J’offre quelque chose et dans ma relation, je le pressens tellement mal que je génère un frein qui n’aurait pas lieu d’être.

Pour essayer de définir ce concept de confiance pour les gens qui nous écoutent, est-ce que tu pourrais mettre des mots sur cette notion de confiance en négociation ? C’est quoi cette notion de confiance en négo ?  

Le mot confiance déjà vient du latin confidere qui veut dire « avec foi ». Ça déjà, tu comprends beaucoup de choses parce que la foi, c’est croire en quelque chose sans preuve, sinon ce n’est pas de la foi, c’est de la démonstration, c’est de la science.

Si je crois en Dieu, c’est que je ne sais pas qu’il existe, sinon je ne suis pas croyant.

Exactement. Si je sais qu’il existe, c’est scientifique. Si tu as la démonstration, à ce moment-là, tu vas gagner beaucoup d’argent Julien, mais a priori, on reste dans le domaine de la foi. La confiance, c’est bien un acte de foi, c’est bien quelque chose que tu accordes sans savoir, et c’est très important d’ailleurs, parce que je pense que tu as raison d’insister sur ce point, il y a une forme d’incompréhension de ce concept. Quand tu demandes à quelqu’un : comment tu fais pour gagner la confiance de quelqu’un ? Il te répond en général : il faut être honnête, il faut dire ce que l’on fait, faire ce que l’on dit et là et là on va gagner la confiance. Tu dis : attends, prenons Bernard Madoff, il n’a pas été honnête, il n’a pas dit ce qu’il faisait et pourtant il a gagné plus de 50 milliards de confiance ! Donc, en réalité, les gens confondent garder la confiance et ils te donnent une définition de comment on garde la confiance, et inspirer la confiance. Or, quand tu négocies, que tu dis : on va faire ça, on va faire ça, en face de toi, il a besoin de croire en toi parce qu’en fait il ne sait pas si tu vas le faire ou pas. Il le saura dans un an, dans deux ans, dans six mois, mais à l’instant où il signe, à l’instant où on va conclure la négo, il n’en sait rien, et c’est essentiel ! C’est essentiel dans tout ! Quand tu discutes avec les forces spéciales, ils te disent : le forcené, le gars qui a fait une prise d’otages, quand il se rend, il se rend à son négociateur, il ne se rendrait jamais à la police parce que la police, c’est l’ennemi. Il se rend à son négociateur parce qu’une relation de confiance s’est créée. Là, c’est exactement pareil, c’est-à-dire que je dois inspirer la confiance et ce n’est donc pas de manière rationnelle que je vais le faire, c’est avec des techniques émotionnelles.

Génial. Est-ce qu’on peut creuser un peu sur la manière dont on inspire confiance ? Est-ce qu’il y a des leviers mécaniques ou émotionnels que l’on retrouve chez les gens qui inspirent cette confiance ?

Il y a beaucoup d’éléments. Tu sais que j’ai écrit un livre là-dessus qui s’appelle La négociation émotionnelle.

C’est bien pour ça que je t’amène là-dessus ! C’est très intéressant comme livre, je fais une parenthèse, parce que c’est la première fois que je voyais un livre sur le sujet de la négociation traité comme un storytelling, mais d’une certaine manière, quand tu le lis, comment ne pas vivre une émotion.

 C’est gentil. C’est vrai que j’ai essayé de le faire en story learning, c’est-à-dire tu apprends sans apprendre, enfin pour ceux qui ne sont pas des professionnels de ces sujets-là. Alors, quand tu comprends que la confiance est quelque chose d’émotionnel, on peut creuser un peu. Pourquoi c’est émotionnel ? Parce que quand tu analyses le fonctionnement du cerveau, tu sais cette théorie des trois cerveaux qui n’est pas tout à fait vraie, mais il n’empêche que le cerveau s’est développé par céphalisations successives. La première céphalisation, c’est ce qu’on appelle et ce que l’on a encore dans le cerveau, les parties reptiliennes, qui ont 400 millions d’années, puis se sont développées les parties limbiques, tout ce qui est émotions, et ensuite le cortical, la capacité à penser, etc. Ce qui est dit, c’est que quand tu ramènes cette histoire à 24 heures, imagine que le cerveau a 24 heures, jusqu’à 19h30, on n’avait que le cerveau reptilien, ensuite les émotions, mais le cerveau qui fait de nous des êtres pensants, des hommes, des primates, il n’a qu’une demi-heure. Il a commencé à 23 heures 30. Il y a des tests comme le test de Libet, où tu fais un encéphalogramme à quelqu’un et tu sais qu’il a décidé 350 millisecondes avant que lui-même en ait conscience, c’est-à-dire qu’en réalité, le processus de décision est inconscient et tu t’adresses à ces parties inconscientes par l’émotion. Quelqu’un qui est sous anesthésie générale sur une table d’opération, son cerveau consomme 90% de l’énergie du cerveau d’une personne éveillée. Le patron, c’est l’inconscient. Donc si tu veux créer de la confiance, il faut s’adresser à l’inconscient des gens. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que tout le discours rationnel, etc., ce n’est pas ce que tu dis qui va être important, c’est la manière dont tu vas le dire. Tu parlais de confiance dans la manière d’exprimer les choses, peu importe ce que tu vas dire, si tu l’exprimes de manière confiante, professionnelle, rassurante pour le cerveau reptilien de l’autre, tu vas déjà commencer à créer de la confiance. Comme le cerveau reptilien est celui qui décide, son job est de faire attention, de te protéger, d’économiser ton énergie, dès que tu vas créer un doute, il n’y aura plus de confiance.

Vraiment intéressant. Si je comprends ce que tu dis, en fait, l’émotion – j’aime bien cette notion anglo-saxonne de mettre un tiret entre le « e » et le « motion », ça fait e-motion, c’est ce qui met le corps en mouvement – ça met le corps en mouvement avant qu’il ait pris la décision ?

En fait, l’émotion prend la décision avant que tu en aies conscience. Ton cerveau conscient, il post-rationnalise, il prend conscience de ce que tu as décidé, mais le driver, le « oui / non », ce n’est pas conscient. Ça c’est un élément super important à comprendre en réalité.

Et comment on impacte ses émotions dans ce cas-là ?

 A ce moment-là, tu vas parler à son cerveau reptilien, donc il faut le rassurer, il faut lui donner des images, des contrastes, du mouvement, il ne faut surtout pas l’inquiéter d’une quelconque manière et les neurosciences nous ont beaucoup aidés à comprendre des tas de mécanismes. Je te donne un exemple, puisque la négociation doit aboutir à une décision, c’est assez intéressant de s’intéresser au processus de décision. Si tu veux être un bon négociateur, il va falloir que tu puisses avoir un impact sur les processus de décision de ton interlocuteur. Et les processus de décision, par exemple, on a appris que dans ton cerveau, quand tu décides, tu as un mélange de deux neurotransmetteurs que sont la dopamine et la norépinephrine. La dopamine, c’est ce qui te prépare à avoir du plaisir. Tu rentres chez toi, tu as de la pâte à tartiner dans le placard, tu es un peu gourmand, tu sais qu’elle est là, tu as la dopamine qui se déclenche parce que tu te prépares au plaisir d’avoir cette pâte à tartiner. Je vais signer ma négo, je me prépare au plaisir de rentrer à la maison, d’avoir acquis une nouvelle société, peu importe, je prépare ce plaisir. La norépinephrine, c’est ce qui me prépare au combat, c’est ce qui me met en tension. Bon tu te dis : à quoi ça sert de savoir que je ne décide pas sans ces deux éléments, dopamine et norépinephrine. C’est un élément essentiel ! Par exemple, si tu es en négociation, et que tu n’es que gentil, parce que tu as envie que le gars qui est en face t’aime bien, parce que tu as envie d’être aimé toi-même d’ailleurs, c’est un élément fort, tu as les trois peurs : peur d’être ignoré, peur d’être humilié, peur d’être rejeté et en face les trois désirs : désir d’être signifiant, désir d’être compétent et désir d’être aimé, sur lesquels joue un négociateur, eh bien toi aussi tu as envie d’être aimé, et si tu n’es que sympa, tu ne vas jamais générer la norépinephrine qui permet la prise de décision chez cet interlocuteur, et finalement tu as des négos qui trainent en longueur parce que tu es un nice guy. Donc le très bon négociateur, il sait mettre la pression quand il faut. Ça, on le sait de manière instinctive, mais aujourd’hui on le sait par les neurosciences. Et d’ailleurs, tu vas créer de la confiance quand tu vas confronter ton client. Si tu ne dis que oui, oui, oui, et quand il dit non, tu dis non, quand il dit oui, tu dis oui, quand il dit bleu, tu dis bleu et quand il dit blanc, tu dis blanc, tu ne crées pas de la confiance. La manière de t’exprimer, la congruence entre ton paralangage et ton langage…

C’est quoi la congruence ?

 C’est si je dis oui en faisant non de la tête, il y a un problème de congruence, c’est assez classique. Si tu dis que c’est super important et tu recules en arrière avec l’air embêté, tu ne génères pas de la confiance. Je te donne un exemple. J’ai une négo, il va falloir que je commence à pitcher mon offre, il va falloir que je présente mon offre, ma proposition. Très important, pour acheter, peu importe. En fait, tu vas avoir 2 temps dans la présentation. Un premier temps où tu vas être en posture de lead, c’est-à-dire que tu vas être leader, tu vas montrer que tu sais ce que tu veux, que c’est là que tu veux aller, que c’est important, etc., c’est extrêmement important et pendant ce premier quart d’heure, tu vas défendre tes positions. Au bout d’un moment, quand tu sens que tu as fait passer ces messages, il va y avoir des phases de questionnement. C’est le début de la négo en fait : est-ce qu’on va pouvoir faire ça, ça, ça ? Et là, si tu continues d’être dans une posture de leader, tu tues ta négo en fait, parce qu’en réalité, tu as donné envie de travailler avec toi, il se dit : ouais, le gars c’est un professionnel, il sait de quoi il parle, et si tu continues dans ce rythme-là, la deuxième pensée, c’est : de toute façon, il n’écoute rien, on ne peut pas bosser avec ce gars-là. Alors qu’en réalité, il faut que tu changes complètement de posture, que tu passes d’une posture de leader à une posture de coopérateur et que tu acceptes ce qu’on te dit, que tu l’intègres et que tu commences la négo en disant : oui, pourquoi pas, etc. Là, tu montres que tu es quelqu’un avec qui on peut travailler. Tu ne peux pas être dans une posture de leader quand il faut être coopérateur et il faut apprendre ça, il faut apprendre quand il faut être leader et quand il faut être coopérateur. Dans la négo, à un moment donné, il faut basculer ta posture.

Si je comprends ce que tu dis, en début de pitch ou de présentation, je vais venir présenter une offre en créant du désir et de l’attention chez mon interlocuteur et une fois que ça a fait son effet et que l’autre va vouloir sortir de ce mode spectateur à acteur de la conversation, là, je dois me mettre en retrait pour écouter, comprendre et influencer dans un dernier temps si je suis dans une dynamique de négociation.

 C’est exactement ça et c’est facile à dire, mais ce n’est pas facile à faire, parce que quand tu es en mode pushy, comprendre qu’à un moment donné il faut arrêter et passer en mode écoute, c’est très compliqué.

Pourquoi c’est compliqué ? C’est vrai que j’ai l’impression que beaucoup monopolisent la parole parce que ça les rassure de parler de sujets qu’ils maitrisent, ils évitent cette incertitude propre à la négociation, ils entendent leur voix, c’est rassurant, mais ils ne laissent pas la parole à l’autre et ils ont peur de cette incertitude, de questions qu’ils ne pourraient pas maitriser. Est-ce que c’est quelque chose que tu retrouves ? C’est ça qui nous empêche d’écouter ?

 C’est systématique en réalité. On parlait du cerveau reptilien en disant : il faut que tu rassures le cerveau reptilien de ton interlocuteur et en même temps, on oublie que le négociateur, lui aussi, a un cerveau reptilien et que lui aussi a besoin d’être rassuré. Donc en réalité, souvent, tu es dans des situations de tensions, dans des négos qui ne sont pas toujours simples et finalement toi aussi, tu as besoin d’être rassuré et quand tu as besoin d’être rassuré, de quoi tu parles ? De ce que tu connais. Et qu’est-ce que tu connais le mieux ? Toi, ton offre, ta vie, ton œuvre, etc. Mais qu’est-ce qui ennuie le plus le gars en face ? Toi, ta vie, ton œuvre, etc. C’est là que la négo devient compliquée.

Complètement, surtout qu’il prend sa décision non pas dans ta tête, mais dans son univers. Donc il vaut mieux faire l’effort de comprendre ce qu’il se passe chez lui que d’essayer, toi, de le ramener dans ton système de pensée je pense. C’est intéressant. Sur cette notion de confiance, parce qu’il y a un petit dilemme que l’on entend généralement : moi, ma confiance, je la donne dès le départ, ou moi, ma confiance, elle se mérite, c’est quoi ton positionnement là-dessus dans le business ? Est-ce que c’est quelque chose que l’on doit accorder dès le départ ou est-ce que c’est quelque chose qui se mérite ?

J’ai envie de te répondre ni l’un, ni l’autre. Tu peux avoir une posture naturelle, faire confiance naturellement ou être défiant naturellement, mais en réalité c’est la relation de confiance, donc ça va vraiment dépendre de la manière dont la personne en face de toi va impacter et va faire la différence. En fait, on est tous sous influence en permanence. Il y a des gens, naturellement, tu les vois, tu as envie de leur donner ton portefeuille, de leur faire garder tes enfants et de leur donner les clés de ta voiture, et tu en as d’autres, tu te dis : oui, oui, mais en fait non, ça ne va pas être possible. C’est vraiment l’attitude, en dehors j’allais dire de la posture naturelle. Après tu as des gens qui sont naïfs et peut-être qu’ils cachent leur naïveté en disant : moi, je fais confiance de manière naturelle. C’est comme le manager qui est feignant et qui dit : moi je délègue. En fait, il ne délègue pas, c’est que ça l’emmerde et il laisse faire les autres. Donc il faut faire la différence entre celui qui a une posture subie, celui qui a une posture volontaire et puis la réalité de la vie qui fait qu’à un moment donné, c’est l’interaction qui fait que tu fais confiance ou pas.

Si je rentre dans une négociation où pour le coup il y a une absence de confiance ou de la méfiance, je suis sur un périmètre commercial, je récupère un compte qui a mal été développé ou je récupère une équipe qui a été un peu chahutée par un ancien manager, comment est-ce que je sors de cette mauvaise relation dont je suis peut-être responsable d’une certaine manière ou de laquelle j’hérite ?

 C’est une super question et en même temps, j’ai envie de dire que les situations sont assez différentes. C’est-à-dire que si tu en hérites, c’est quand même plus facile d’en sortir, tu peux toujours dire : attendez, on peut toujours faire le procès du passé, je n’étais pas là et moi j’ai envie de construire différemment et voilà ce que je vous propose, vous me donnez ma chance et on va aller chercher des quick wins

Donc des petites étapes qui vont créer successivement de la confiance pour la renforcer au fur et à mesure, c’est ça ?

C’est ça. En fait, c’est toujours pareil, si j’arrive à tenir un premier engagement et ça ne doit pas être très difficile à obtenir ce premier engagement, derrière, un deuxième, un troisième et après je suis dans une spirale de succès. Je n’ai même pas besoin de le dire à la limite, je peux le prouver, je vous l’ai dit, je l’ai fait.

CQFD.

 C’est beaucoup plus compliqué quand c’est la même personne. Là, l’enjeu est quand même très compliqué et je pense qu’en fait, un des moyens d’y arriver si c’est nécessaire, c’est de contraindre une négociation collaborative. Parce que souvent, le manque de confiance vient du fait qu’en France, on est beaucoup dans des logiques de négociations conflictuelles, c’est-à-dire de négociations positionnelles, où on pose son drapeau et ensuite on va se battre, on est beaucoup dans le conflit, la menace, l’ultimatum, la grève, le « je vais vous pourrir chez tous mes clients », etc.

Un rapport de force.

 Tout le temps ! Ça veut dire que ce rapport de force n’est pas propice à la confiance. Si à un moment donné, tu veux créer de la confiance, il faut que tu changes ton mode de négo et pour ça, il faut que tu arrives à tomber d’accord sur le fait qu’on est dans une négociation de conflit, c’est le premier accord, c’est : on est d’accord pour dire qu’on n’est pas d’accord, c’est une forme d’accord, on est d’accord pour dire qu’on est dans du conflit, que c’est destructeur et à ce moment-là, on va faire des règles et on va s’afficher les règles. Par exemple, on va définir tous les comportements que l’on ne veut pas, on va les mettre en rouge et tous les comportements qu’on veut, on va les mettre en vert. On va essayer de s’astreindre à ça. Une fois qu’on a fait ça, c’est assez facile sans que l’autre le prenne mal de lui dire : tu sais, là, j’ai l’impression que tu bascules dans le rouge et petit à petit, on va recréer une relation de confiance parce que la forme va prendre une forme de confiance et non plus une forme de défiance.

C’est génial ! Ça veut dire que tu ne t’attaques pas à la dimension de la personne, tu t’attaques au processus de solution du problème, c’est-à-dire la négociation et tu mets tes règles du jeu.

Exactement.

Il y a Keld Jensen qui avait pas mal écrit là-dessus, notamment dans son système de smartnership, qui était de dire, c’est faire signer une sorte de gentleman agreement en début de négociation avec les règles et avec ce qu’on va éviter de faire, menace, ultimatum et il disait dans son travail que, même si l’autre ne le faisait pas à 100%, le fait que ce soit partagé en début allait orienter inconsciemment les pourparlers.  

Oui, mais si tu fais des couleurs, c’est encore plus facile de le rappeler sans être agressif : j’ai l’impression qu’on bascule dans le rouge, on fait une suspension de séance et on revient dans 10 minutes. En fait, quand les gens ne sont plus que dans le vert, finalement, tu sais ce qu’on dit : ton comportement contraint ta pensée et inversement, quand tu fais faire un exercice et que tu demandes aux gens de mettre un stylo dans la bouche, ça les oblige à sourire et au bout d’un moment, ils se sentent tous mieux parce qu’ils ont généré un max de sérotonine. Là, c’est pareil. Si je suis tout le temps dans une relation cordiale, au bout d’un moment, je vais finir par le devenir et la relation de confiance va pouvoir s’établir un peu plus. Ça, si tu veux, c’est une manière de contraindre à la négo collaborative.

Génial. Je rebondis sur ton exemple du stylo dans la bouche que je ne connaissais pas, qui effectivement peut sécréter de la sérotonine, dans ce cas-là, comme tu négocies ton agenda, ton processus, en tous cas les règles du jeu de ta négo, est-ce que la façon de se positionner dans ta salle va impacter ta relation ou ta confiance si tu te retrouves dans une forme de dualité ? Est-ce qu’il y a d’autres façons de se positionner là-dessus ou d’autres environnements ? Est-ce qu’on est obligé de faire ça au bureau pour créer de la confiance ?

 C’est vrai que moins il y a de tables entre nous, moins on est face-à-face, plus on est sous forme circulaire, ce genre de choses, plus c’est facile, sachant qu’évidemment, il ne faut pas rêver. Souvent, celui qui veut être conflictuel, veut une table et il va te dire : moi je prends mes notes. Alors là, il faut que tu anticipes : non, on a un scrutateur qui va tout noter, on a payé une boîte, ne t’inquiète pas, on est juste là pour écouter, les notes sont prises, on partage, on va même enregistrer. C’est sûr que l’environnement est important, et c’est vrai que ce qu’il se passe en ce moment avec beaucoup de négos qui passent en visio, ça pose plein de problèmes sur la notion de confiance et même sur la notion de relation d’ailleurs, parce que les gens, soit ils ne mettent pas leur caméra, soit ils la coupent, tu ne vois pas tout ce qui se passe quand il y a 15 personnes, comme à l’Académie des Neufs, tu ne les vois pas tous, donc ça crée une difficulté supplémentaire dans la négociation et je pense que sur des sujets très sensibles, à un moment donné, ça peut quand même être un frein.

Tout à fait. On s’était fait une réflexion avec un collègue, en fait le problème de la visio, dis-moi si c’est ça le problème que tu as en tête, c’est que tu rentres directement dans ta définition du problème, c’est de l’acting : tu as action, paf, c’est quoi le problème, tu vas chercher la solution à ton problème, mais tu n’as pas toute cette partie de small talks, de conversation informelle qui participent d’une certaine manière à cette confiance affective, puisque tu rentres directement dans le dur.

 Tu rentres très vite dans le dur, tu as parfaitement raison et ensuite, il y a des effets qui commencent à être analysés et qui sont assez intéressants. Par exemple, si tu es enthousiaste en visio, tu vas paraitre neutre et si tu es neutre, tu vas paraitre négatif. Donc en fait, si tu veux il faut pousser, complètement exagérer l’émotion pour qu’elle passe. Donc quelqu’un qui a tendance à être un peu introverti, s’il ne pousse pas son émotion, il va paraitre négatif et j’en reviens à ce qu’on disait tout à l’heure, si tu arrives avec un impact négatif, forcément, ta négo ne va pas bien se passer. Donc, il a des effets d’accentuation de posture que tu as intérêt à bien maitriser quand tu es en visio. Ensuite, tu ne peux pas parler à la pause-café, désamorcer les crises, faire parler quelqu’un qui n’a pas parlé…

T’oxygéner le cerveau en sortant.

 On peut toujours faire des arrêts de séance, mais tu ne vois pas l’autre, tu n’échanges pas.

C’est plus compliqué.

 Ouais, très compliqué.

Moi, sur pas mal de réponses longues à appels d’offres, sur des négos dans lesquelles on intervenait, j’ai vu utiliser ces pauses effectivement pour s’oxygéner, pour créer du lien et là, tu n’es plus dans une notion de dualité et de face-à-face généralement, tu es debout ou plus côte à côté et c’est vrai que ça aide à la reprise des pourparlers beaucoup plus facilement. Si je comprends ce que tu dis, c’est qu’en visio, c’est plus difficile de faire preuve d’empathie. C’est plus difficile de comprendre les émotions de l’autre, d’où le fait de devoir l’aider dans cette lecture et peut-être pas surjouer, mais en tout cas mettre plus en avant ses émotions d’enthousiasme, de volonté de construire une relation, de solutionner le problème, c’est ça ?

 C’est exactement ça ! Et si tu ne comprends pas le problème, c’est pire que tout en fait parce que tu ne fais plus reposer ta négociation que sur du rationnel alors qu’on sait que la prise de décision est émotionnelle.

Eh oui, effectivement. Totalement.

 Le comment est super important. Le « quand », le contexte dans lequel va se dérouler la négociation, puisque tu en parlais tout à l’heure, est extrêmement important. Ce qu’on sait aujourd’hui avec les neurosciences, c’est que tout dépend du quart d’heure précédent. Tu vois ?

D’accord.

 Je te donne un exemple qui a pu arriver à tout le monde. Tu te décides à acheter une voiture, tu penses que tu as un achat rationnel, donc tu as tout analysé, sur tes critères à toi, le prix. Tu veux une voiture sécuritaire, familiale, qui ne consomme pas trop, tu as gardé le budget assurance, tu as regardé toutes les analyses des spécialistes de l’automobile, les journaux, etc., et tu arrives à la conclusion que c’est la Mégane, DCI, break, velours.

De chez Renault.

 Très bien. Tu vas pour l’acheter et sur le chemin tu rencontres un copain à toi et là, il te dit : qu’est-ce que tu fais là ? Je vais chez Renault acheter la Mégane et il te dit : ne fais pas ça, surtout pas ! J’ai la même, je suis tombé 5 fois en panne, c’est de la daube, etc. Est-ce que tu vas vraiment l’acheter ?

Peu de personnes, je pense.

 Bah ouais, tu vois, parce qu’on sait bien que l’anecdote, c’est dans la statistique, que ce n’est pas rationnel et que c’est émotionnel.

Tu as un vrai effet de récence dans ta tête.

 Oui, il y a l’effet de récence et puis tu as un stroke émotionnel négatif qui est terrible, donc tu ne vas pas l’acheter. Et c’est pareil en négo. Tu as décidé que tu allais le faire, tu rentres dans la salle de négo et tu vois un truc qu’il ne faut pas, ou il n’a pas le bon regard et tout à coup, tu ne vas pas aller au bout. Donc le quart d’heure précédent, c’est vachement important de comprendre ça parce que finalement toi, en tant que négociateur, tu es responsable du contexte psychologique dans lequel tu vas mettre l’autre en face et le quart d’heure avant, c’est toi qui le crées.

Bien sûr, génial. Tu es responsable de ce que tu vas mettre en place et qui va faire qu’il se sent à l’aise ou pas à l’aise.

 Exactement. Je vais te donner un exemple, pour être complètement clair et c’est ce qu’on fait vraiment en négociation professionnelle. Une des négociations les plus difficiles, c’est la négociation de recrutement. Tu arrives chez le chasseur de tête, il a ton CV sur la table et tu commences à parler, qu’est-ce que tu dois lui dire pour créer un contexte favorable à ton égard, pour être sûr qu’il va te regarder avec bienveillance et qu’il va avoir de l’empathie et envie de t’aider ? Quelles questions tu vas poser ? Là, tu as la pleine responsabilité de ce qu’il va se passer.

C’est intéressant. Je dis ça comme ça, mais si je devais pitcher quelqu’un qui voulait me recruter, j’irais parler de ma proposition de valeur au sens large du terme, en tout cas comment solutionner son problème à lui, par rapport au besoin. C’est là-dessus que je commencerais.

 Bien sûr. Je vais être plus opérationnel que toi, plus terre-à-terre, tu peux poser une question qui est essentielle. Je le ferais comme ça, je dirais : d’abord je voulais vous remercier de m’avoir fait venir, le job est vraiment intéressant, je vois que vous avez mon CV sur la table, qu’est-ce qui vous a plu dans mon CV pour que vous me fassiez venir aujourd’hui ?

Génial.

C’est ce qu’on appelle une question inductive. Je ne lui dis pas quelles sont mes forces et mes faiblesses, évidemment, c’est une erreur fondamentale de demander ça, ce qui serait la vraie question en l’occurrence, une question objective intellectuellement, mais on n’est pas là pour être objectif, on est là pour négocier dans le sens qui nous arrange et donc je vais dire : qu’est-ce qui vous a plu dans mon CV ? Là, je contrains le regard positif et c’est pareil, on est en train de négocier, qu’est-ce qui vous a plu dans mon offre ? Qu’est-ce qui vous fait plaisir ? Qu’est-ce qui vous plait dans mon entreprise pour que vous aillez envie de la racheter ? Et là, tu obliges l’autre à te regarder de manière positive, tu as posé un contexte positif dans la négociation.

Ah c’est génial ! On le fait légèrement différemment, nous. D’une certaine manière, en négociation, on dit que derrière l’attente, tu vas essayer de comprendre le besoin ou les intérêts en posant la question « pourquoi », mais le « pourquoi » peut être maladroit parce qu’il est accusatif : pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi vous voulez ça, Pourquoi tu es en retard ? Ça nous ramène à une certaine forme d’enfance, et quand je suis en négociation ou en formation, j’explique que le seul moment où je donne ce « pourquoi », c’est quand les gens font appel à nous. Je leur dis : pourquoi est-ce que vous avez fait appel à nous ? Et à ce moment-là, c’est eux qui font notre proposition de valeur.

 Voilà, c’est ça. Et je vais un peu plus loin : qu’est-ce qui vous a plu en fait ?

Oui, ce qui est très subtil. On vient de parler de cette négociation en visio qui était dégradée par rapport à une négociation en face-à-face, alors j’imagine que tu vas avoir un avis assez sévère sur une négociation un step plus dégradé qui est la négociation par email. C’est encore plus dur de faire preuve d’empathie ou de faire passer des émotions.

 Après, on rentre dans d’autres sujets effectivement parce que dans l’email, il n’y a pas le ton ou l’énergie. Ce n’est pas impossible, mais c’est compliqué. Tu peux poser un contexte par email, tu peux essayer de faire passer des émotions par email, tu peux raconter une histoire par email, tu peux travailler sur des commandes induites par email, donc tu peux faire plein de choses, mais c’est beaucoup plus complexe. En plus, il y a quelque chose que tu ne maitrises absolument pas, c’est l’état d’esprit, c’est-à-dire à quel moment et dans quel contexte l’autre va lire ton email. Si c’est au moment où il vient d’apprendre une mauvaise nouvelle et qu’il lit ton email… C’est ce qu’on dit en général, je ne suis pas de bonne humeur parce que tu as une bonne idée, je trouve que tu as une bonne idée parce que je suis de bonne humeur ! Dans le livre, à un moment donné, je parle de ma fille qui vient me voir et qui me dis : papa, on pourrait aller à la piscine ? Non, non, pas la piscine, parce que je ne suis pas de bonne humeur, je n’ai pas envie. Elle vient la semaine d’après et me dit : papa, on pourrait aller à la piscine ? Ah ouais, super, génial, parce que je suis de bonne humeur, j’ai une bonne nouvelle. Donc ce n’est pas le fait d’aller ou pas à la piscine qui me met de bonne humeur, c’est juste le contexte dans lequel je suis. Le mail, le problème, c’est qu’il y a un truc que tu ne maitrises pas, c’est ça.

On n’est pas forcément la dernière génération à utiliser les téléphones, il y a des générations qui sont plus accoutumées que nous, j’ai une question par rapport à cette négociation par email qui, aujourd’hui, est de plus en plus le cas par rapport à la distancialisation. Dans la grande distribution, il y a beaucoup de négociations par mail jusqu’au 28 février, quelle est ta recommandation par rapport à l’utilisation d’émoticônes ? Sans aller sur tout le panel des émoticônes, est-ce que c’est quelque chose que l’on peut faire et qui va aider à faire comprendre l’état d’esprit ou l’émotion dans laquelle on est ou est-ce que c’est quelque chose qu’il ne faut pas faire parce que ce n’est pas assez sérieux ? Tu en penses quoi Frédéric ?

J’en utilise de temps en temps, quand je n’ai pas le temps de formuler ma phrase. Normalement, si tu prends le temps de bien écrire, tu peux prendre des précautions oratoires qui t’évitent l’émoticône. Tu peux même l’écrire, lire ça avec le ton de l’humour. Dire : tiens, aujourd’hui je me sens de bonne humeur, j’ai envie de vous dire ça. En plus, je fais un petit priming, un petit amorçage sur la bonne humeur. Maintenant, si je n’ai pas le temps, que je suis pressé et qu’en me relisant je me dis : aie, mince, ça risque d’être mal interprété – parce que tu es d’accord Julien, qu’il faut toujours avoir ce regard avant d’appuyer sur le bouton send, envoi – là, si tu connais la personne, ça évite peut-être les mauvaises interprétations. En même temps, si tu en mets partout, tu as l’émoticône qui sourit, mais aussi celui avec le sourcil en accent circonflexe du genre je ne suis pas sûr, est-ce que tout le monde va vraiment comprendre à quoi correspond chaque émoticône et faire l’effort de dire : ah non, ça ce n’est pas je souris, c’est je ne sais pas, je n’en sais rien !

Il faut le faire avec parcimonie. Moi, j’en utilise beaucoup ! Mais je n’en utilise qu’un ou deux : le smile classique ou le clin d’œil, mais je trouve qu’effectivement, ça permet de raccourcir certaines phrases et de ne pas perdre en clarté.

Oui, absolument. Maintenant, si tu as le temps, le courage ou l’énergie de faire une phrase plus longue, tu peux faire passer peut-être plus de choses qu’avec une émoticône où finalement, qu’il reçoive un émoticône de son enfant qui lui dit : papa, j’ai eu 18 sur 20, ou toi qui lui dis : j’ai une propale à 20 000, je ne sais pas… A discuter. Honnêtement, je n’ai pas fondamentalement réfléchi au sujet, je te donne ma pratique, mais voilà.

Très intéressant ! Peut-être une dernière question parce que le temps passe vite. On a vu que l’émotion permettait de faire avancer l’autre et que la décision était plus émotionnelle que rationnelle, je l’ai bien compris, merci pour cette clarté Frédéric, si j’ai quelqu’un qui a compris les règles du jeu en face de moi et qui essaye de mettre dans une dimension émotionnelle où je vais être favorable à cette réponse, comment me prémunir d’une certaine forme de manipulation chez l’autre là-dessus ?

La première question, c’est : faut-il s’en prémunir, puisque les études aujourd’hui où tu as des différences entre des décisions rationnelles et des décisions émotionnelles montrent que cinq ans après, les bonnes décisions étaient émotionnelles et non rationnelles, notamment sur tout ce qui est business angels. Il y a eu des exemples où tu choisis d’investir sur dossier parce que ça se passe partout dans le pays et d’autres où tu as l’oral avec le pitch, eh bien, l’oral du pitch, tu vois l’énergie de l’équipe, tu vois leur motivation, tu vois leur envie de réussir, sur un dossier papier, tu ne le vois pas. Et donc ta décision rationnelle, en général, est beaucoup moins bonne que ta décision émotionnelle parce que tu as vu les gens, il y a eu un oral. A une époque, je disais que l’oral, c’était 35% de la négo, aujourd’hui, c’est 95%. Du coup, est-ce qu’il faut s’en prémunir ? Je ne crois pas. Je pense que ça fait partie de ton process de décision. D’ailleurs, si tu n’as pas d’émotion, ta décision n’est pas au vent. Ça a été démontré par un garçon qui s’appelle Antonio Damàsio, qui a écrit L’erreur de Descartes, on ne va pas revenir là-dessus, mais voilà. Par contre, tu as des gens qui s’en prémunissent de manière très efficace qui sont les acheteurs professionnels, qui font aigris pour pouvoir comparer, qui font parfois venir les fournisseurs dans des salles où eux ne sont pas et tout est communiqué par écran : voilà ce que j’attends de toi, volume, quantité, et je prendrai la meilleure offre. Donc là, tu n’es plus que dans un phénomène de décision rationnelle, mais j’ai envie de dire que dans ces cas-là, tu n’as plus besoin de négociateur, tu peux faire ça avec l’intelligence artificielle et ça va très bien. J’ai tendance à dire que tant qu’on négocie entre humains, il faut accepter ce facteur émotionnel, qui est un facteur d’influence mais aussi un facteur de bonne décision.

Alors ça m’amène à une question que je ne peux pas ne pas poser, j’en suis désolé. Je suis sales, je reçois un appel d’offres, si j’y réponds d’une certaine manière, il n’y a pas d’émotion, je ne vais donner que de l’information. Comment est-ce que je peux me démarquer de mes concurrents ? Comment est-ce que je peux faire vivre une émotion ? C’est quoi tes recommandations en tips très pratico-pratiques pour sortir de ce côté rationnel qui m’est imposé par mon acheteur ?  

La première chose, c’est que nous, notre expertise, c’est de dire que si tu n’as pas d’oral à un appel d’offres, tu ne réponds pas. Alors tu vas me dire que ça veut dire que tu ne fais plus de marché public parce qu’il n’y a pas d’oral. En réalité, si tu es dans les marchés publics, c’est que tout le monde te connaît, c’est que tu as la relation machin, que tu l’as déjà fait X fois et que ta relation, tu l’as créée avant. Mais répondre from scratch, inconnu, à un appel d’offres dans lequel il n’y pas d’oral, arrête de perdre du temps ! Ou alors, je sais que tu es le moins cher du marché et tu seras sélectionné sur le prix, mais si tu es le moins cher du marché, tu n’as pas besoin de vendeur, tu n’as pas besoin de négociateur. Ce que j’ai envie de te dire, c’est que si tu as un écrit, essaye d’être sélectionné à l’oral, mais la vraie performance se fera à l’oral.

C’est là où ça bascule et que tu as vraiment ton classement qui se fait. Top ! Donc recréer du lien pour revivre cette émotion, peut-être en qualifiant aussi le besoin en amont ou en rencontrant le métier, les acheteurs, pour ne pas être juste sur cette dimension Powerpoint / PDF.  

Carrément. Je pense que le très bon négociateur aujourd’hui, c’est un storyteller. Et donc le sujet, c’est sur quel sujet je vais raconter une histoire à mon client, comment je vais faire la différence avec une histoire qui va l’impacter émotionnellement.

Top. Très clair ! Dernière question que j’ai l’habitude de poser à chaque podcast, si le Frédéric d’aujourd’hui rencontrait le Frédéric quand il avait 20 ans, quel est le conseil qu’il lui donnerait ?

Tu vois, je pense que ce que l’on ne t’apprend pas à l’école justement, c’est la négociation. En fait, je pense qu’on a un phénomène, quand tu as 20, 25 ans, qu’est-ce que tu as appris ? On t’a appris un truc qui va te desservir toute ta vie. On t’a appris : tu vois, si tu as des bonnes notes quand tu es à la maternelle, tu iras dans une bonne école parce que tu le mérites. Quand tu es dans une bonne école, c’est que tu travailles bien, que tu as des bonnes notes, tu iras dans un bon lycée parce que tu le mérites. Et si tu travailles bien au lycée, tu auras un bon bac parce que tu le mérites et tu iras dans une bonne fac parce que tu le mérites, et parce que tu le mérites, tu auras un bon job. Alors en fait qu’est-ce qu’on apprend ? Que dans la vie, tu obtiens ce que tu mérites. Mais ça, c’est vrai à l’école, mais dans l’entreprise, tu n’obtiens pas ce que tu mérites, tu obtiens ce que tu es capable de négocier, et ça, on ne te l’a pas appris.

Ça, c’est la très belle introduction de Chester Karras. Dans la vie des affaires, on n’obtient pas ce que l’on mérite, on obtient ce que l’on négocie ! Génial !  

C’est vrai et c’est pour dire à quel point c’est vrai dans l’éducation, tu vois ce que je veux dire ?

Je suis entièrement d’accord ! Merci beaucoup Frédéric, c’était passionnant ! J’ai encore tellement de questions que je pense qu’il faudra se refaire un autre épisode dans le futur. Un grand merci à toi !

Merci à toi Julien, c’est toujours un plaisir d’échanger avec toi.

C’était passionnant ! Merci Frédéric, à très vite ! Et je vous dis, pour nous, à dans deux semaines pour un nouveau podcast de Pourparler, le podcast de la négociation, merci !

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